Qu’importe la guerre, la Côte d’Azur aime toujours les oligarques russes
Un système bien établi permet aux riches amis de Vladimir Poutine de maintenir leur style de vie et d’éviter les conséquences de la guerre, relatent les professionnels du tourisme de la région.
CÔTE D’AZUR — Il y a quelques années, si vous vouliez apercevoir un oligarque russe, il suffisait de se rendre dans le Sud-Est. Même aujourd’hui, alors que la guerre fait toujours rage en Ukraine, rien n’a vraiment changé (vous risquez peut-être de devoir chercher un peu plus).
“Ça fait longtemps qu’on n’a pas vu Roman Abramovitch”, constate un employé du restaurant Le Rocher, une adresse huppée d’Antibes, où l’ancien propriétaire du club de foot de Chelsea était souvent vu avec ses gardes du corps jusqu’à ce que les autorités françaises saisissent son manoir en avril 2022.
“Mais même si on le voyait ici, je ne vous le dirais pas”, ajoute en riant un employé du restaurant, qui a refusé de donner son nom.
En théorie, les amis les plus fortunés de Vladimir Poutine sont introuvables en Europe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’UE a adopté des règles visant à bannir d’éminents Russes des milieux d’affaires, à geler leurs avoirs financiers, à saisir leurs villas et à confisquer leurs yachts.
Mais demandez aux directeurs d’hôtel, aux restaurateurs et aux loueurs de bateaux dans les rues bordées de palmiers de la Côte d’Azur et ils vous diront que les Russes continuent de venir. Il existe ici un système bien établi qui leur permet de maintenir leur style de vie et d’éviter les conséquences de la guerre, relatent les professionnels du tourisme à POLITICO. Environ 30 000 russophones vivent à Villefranche-sur-Mer, Antibes, Cannes, Saint-Tropez et Monaco.
Cela s’explique, du moins en partie, par les difficultés liées au régime de sanctions. Le gouvernement a gelé une cinquantaine de propriétés, dont la plupart sont situées sur la Côte d’Azur, appartenant à des Russes visés par le régime de sanctions européen. En avril, deux oligarques, Mikhaïl Fridman et Piotr Aven, ont contesté la décision de l’UE de les inscrire sur les listes de sanctions et ont obtenu gain de cause, franchissant une étape vers la récupération des droits sur sa villa de Saint-Tropez pour le premier et son manoir de La Turbie pour le second. (Si un manoir a été saisi par les autorités, cela n’empêche pas son propriétaire de l’entretenir ou d’y inviter des hôtes. La seule chose qu’il ne peut pas faire est de le vendre.)
Alors que les associations juridiques et les propriétaires ont contesté les règles devant la plus haute juridiction de l’UE, les autorités judiciaires locales s’efforcent de faire face à des règles en constante évolution.
“La plupart du temps, il est tellement compliqué de comprendre qui se cache derrière ces sociétés, trusts ou fondations que le seul moyen d’obtenir une preuve définitive est de perquisitionner ces maisons à la recherche de preuves plus claires”, explique un juge d’instruction de la région, sous couvert d’anonymat car il n’est pas autorisé à s’exprimer publiquement.
Contacté, le ministère des Finances, chargé de mettre en œuvre les sanctions par l’intermédiaire d’une task force, a refusé de commenter.
Bien qu’il y ait eu de nombreux paquets de sanctions, certains responsables politiques remettent en question leur efficacité.
“Nous entrons dans une ère d’industrialisation des sanctions, et l’UE n’a pas été construite pour cela, ce n’est pas dans notre ADN”, analyse un haut fonctionnaire du ministère des Finances qui a travaillé sur la mise en œuvre des sanctions. L’anonymat lui a été garanti afin qu’il puisse parler franchement de la nature sensible de son travail.
“Les normes que nous construisons ici ne sont pas assez fortes”, a-t-il ajouté.
L’argent des autres
La Côte d’Azur est restée une destination de choix pour les Russes fortunés parce qu’elle a accueilli l’argent à bras ouverts tout en fermant les yeux sur la source des revenus, résume Eric de Montgolfier, ancien procureur de la République de Nice.
“Dans cette région, tout tourne autour de l’argent des autres, c’était une terre de paysans avant que les riches touristes ne s’y installent”, retrace Eric de Montgolfier. La région a été empoisonnée par la corruption à tous les niveaux, poursuit-il.
“Tout le monde sait que l’argent n’a pas d’odeur, alors tant que les Russes ont la sagesse de rester discrets, ils n’ont rien à craindre de la Riviera.”
Un point de vue partagé par le maire Les Républicains d’Antibes, Jean Leonetti.
“Vous savez, la vie au cap d’Antibes est discrète : les gens viennent du monde entier et ne font pas d’histoires, la plupart du temps”, décrit-il, ajoutant que la ville compte une poignée de propriétés appartenant à des Russes sanctionnés.
Les Russes sont si nombreux dans le sud de la France que Moscow Market — un magasin qui vend de la vodka, des produits russes et des aimants de réfrigérateur à l’effigie de Vladimir Poutine à Antibes — a ouvert une autre boutique à Cannes.
L’importation de produits russes est devenue compliquée depuis 2022, mais certaines entreprises prospèrent. Alors que les clients de classe moyenne et les touristes sont partis après le début de la guerre, les très riches restent, relate Xander, un propriétaire de magasin russe sur la Côte d’Azur qui a refusé de donner son nom complet, car il craint la réaction de ses concurrents. Malgré une baisse de 70 % du nombre de touristes russes depuis 2019, le tourisme et l’industrie du luxe n’ont pas été affectés par les sanctions, selon les autorités locales.
Outre les produits habituels, Moscow Market propose des services tels qu’une “assistance spécialisée dans l’achat de biens immobiliers” ou “l’organisation de locations saisonnières et annuelles d’appartements et de villas en France et à Monaco”. Une description des services de conciergerie en russe figure sur le profil LinkedIn de son directeur, Alexander Badin. Ce dernier a refusé plusieurs demandes d’interview.
Une enquête menée en 2023 par la DGCCRF a révélé que près de 60% des agences immobilières de la région ne coopéraient pas avec les autorités, par exemple en vérifiant si les noms de leurs clients figuraient sur la liste des sanctions de l’UE.
Alexandra, qui a demandé à être désignée par un pseudonyme et qui vend des villas haut de gamme au Cap d’Antibes, confirme que peu de choses ont changé.
“Nous sommes censés demander [aux clients] une copie de leur carte d’identité, d’où provient l’argent, je pense, mais nous ne le faisons pas”, confie-t-elle. Les ventes les plus importantes ont eu lieu par le biais de transferts d’actions entre des entités basées dans des paradis fiscaux.
Faire la fête comme en 2021
Les voisins n’aident pas, surtout Monaco.
La principauté est l’une des destinations finales des systèmes de blanchiment d’argent, selon le juge, qui ajoute que de nombreux Russes ont des passeports du Royaume-Uni, de Chypre et de Malte, ce qui leur permet de voyager facilement à travers l’Europe.
“Monaco facilite la vie des milliardaires russes : elle offre une sécurité juridique”, souligne le juge.
“Ils ne viennent pas ici juste pour se promener dans les rues en portant des colliers Chopard : quand les gens achètent des appartements à 50 000 euros le mètre carré, ce sont des montants qui sont des options de blanchiment d’argent, et avec l’idée qu’une fois que vous avez investi, personne ne vous le reprendra.”
Pour les Russes qui cherchent à s’amuser ou à sécuriser leurs avoirs, la principauté reste un endroit où l’on peut faire la fête comme en 2021.
“Les Russes très riches n’ont jamais eu de problèmes” en France, affirme Hélène Metlov, présidente de La Maison de la Russie à Nice, une association culturelle franco-russe locale. Peu après la révolution bolchevique de 1917, le nombre de Russes sur la Côte d’Azur a amplifié, les réfugiés fuyant dans des quartiers de Cannes ou de Nice où l’on trouve encore des rues aux noms russes, ainsi que des églises et des bâtiments orthodoxes.
Cependant, les Russes de la classe moyenne qui vivent dans la région depuis des décennies “ont été confrontés à tous les obstacles que rencontrent habituellement les immigrés lorsqu’il s’agit de renouveler leur permis de séjour”.
Depuis son bureau de Villefranche-sur-Mer, le consul Sergey Galaktionov explique que ce problème a alourdi sa charge de travail au cours des deux dernières années.
“La Russie a aidé les pauvres de la région, a financé les chemins de fer et a beaucoup investi dans l’économie”, détaille-t-il, lisant parfois des notes préparées par son patron, l’ambassadeur de Russie en France, Alexeï Mechkov.
Sergey Galaktionov salue les policiers qui passent dans les rues, soulignant les liens que son pays entretient avec la région, notamment les statues de célèbres amiraux russes. Les policiers l’accueillent avec de grands sourires et un respectueux “Monsieur le consul”, pendant qu’il se promène autour du Fort du mont Alban.
C’est dans ce fort qu’il a prévu d’organiser un cocktail à l’occasion de la fête nationale russe en juin. (Kévin Thuilliez, responsable de la communication de Villefranche-sur-Mer, précise que les autorités locales ne sont pas impliquées dans ce projet, l’organisateur ayant trouvé un partenaire privé pour l’aider à accueillir l’événement.)
“Malgré les crises politiques, les Russes sont restés fidèles à la France et à la région.”
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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