L’Irlande a un problème que tout le monde aimerait avoir : comment dépenser les 14,1 milliards d’euros d’Apple ?

Dublin va récupérer des milliards qu’Apple a été condamnée à payer, alors que ses recettes d’impôt sur les bénéfices atteignent déjà des records.

Sep 26, 2024 - 22:00
L’Irlande a un problème que tout le monde aimerait avoir : comment dépenser les 14,1 milliards d’euros d’Apple ?

DUBLIN — Jack Chambers est confronté à un genre de problème dont rêvent la plupart des ministres des Finances : gérer des attentes démesurées.

Alors que le budget de l’Irlande sera présenté dans une semaine et que des élections anticipées sont attendues peu après, l’homme qui tient les cordons de la bourse a plus d’argent qu’il ne peut en dépenser.

L’Irlande a des problèmes de riches, et ils sont sur le point de s’accroître de 14,1 milliards d’euros supplémentaires. C’est le résultat d’une décision surprise de la Cour de justice de l’Union européenne ordonnant aux Irlandais de récupérer des fonds du géant de la tech Apple. Il s’agit du produit de l’impôt que le fabricant de l’iPhone n’a pas payé sur ses bénéfices mondiaux réalisés en dehors des Etats-Unis entre 2004 et 2014, et déclaré par les filiales d’Apple en Irlande.

Chambers inclura cette manne colossale lorsqu’il présentera le budget 2025 aux parlementaires le 1er octobre, point de départ officieux d’une campagne électorale que la plupart des responsables politiques et des observateurs s’attendent à ce qu’elles se tiennent d’ici novembre. L’ajout de cette somme aux caisses publiques pourrait générer un excédent budgétaire sans précédent de plus de 20 milliards d’euros, soit plus de 3 700 euros par homme, femme et enfant dans ce pays de 5,4 millions d’habitants.

Pourtant, les dirigeants du gouvernement insistent sur le fait que les milliards d’Apple ne modifieront pas leurs plans visant à présenter un budget pouvant emporter les faveurs du Parlement. L’Irlande dispose déjà de plus d’argent que nécessaire pour dépenser de manière aussi responsable ou inconsidérée qu’elle le souhaite.

Car, au cours de la dernière décennie, les efforts déployés à Bruxelles et à Washington pour obliger les multinationales à payer davantage d’impôts ont involontairement incité ces entreprises à miser encore plus sur l’Irlande, en enregistrant des montagnes de bénéfices toujours plus hautes par le biais de leurs activités dans ce pays.

En 2015, en réponse à la surveillance de l’UE et des Etats-Unis, Apple a transféré ses droits de propriété intellectuelle à des entreprises résidentes fiscales irlandaises. Un changement si avantageux, qu’il a permis à l’Irlande d’enregistrer une croissance de 32,4% cette année-là, un record européen d’après-guerre surréaliste surnommé “l’économie du Leprechaun” (en référence au lutin vert issu du folklore local) parce que cette performance était sans aucun rapport avec la réalité sur le terrain.

Le fait de transférer sa propriété intellectuelle en Irlande a ouvert régulièrement des droits à des crédits d’impôt, et obligé d’autres filiales d’Apple en dehors des Etats-Unis à payer des redevances sur les ventes d’appareils au “propriétaire” irlandais de la technologie, qui à son tour a payé des taux d’imposition au rabais sur ces bénéfices.

L’économie du Leprechaun

Lorsqu’en 2017, le président de l’époque Donald Trump et les républicains ont fait passer une loi ciblant le chiffre d’affaires réalisé à l’étranger des multinationales américaines, les nouvelles règles ont encouragé davantage d’entreprises américaines à transférer des actifs hors des paradis fiscaux à taux zéro des Caraïbes et vers l’Irlande à faible taux d’imposition, où le taux global de 12,5% sur les bénéfices correspondait au taux minimum de 10,5% requis dans le plan Trump pour les bénéfices enregistrés à l’étranger.

Enfin, en 2021, alors que l’administration Biden et l’OCDE ont conjointement poussé pour contraindre les juridictions à faible fiscalité telles que l’Irlande à augmenter leurs taux pour se rapprocher des normes internationales au milieu des années 2020, les Irlandais ont tenu bon jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’engagement de plafonner cette augmentation à 15%.

Ce changement est entré en vigueur en Irlande le 1er janvier, augmentant les montants que plus de 1 800 multinationales, principalement américaines, paient à son fisc. Aucun exode n’a été signalé en réaction à cette mesure, car l’IDA Ireland, l’agence publique chargée de courtiser les entreprises étrangères et de les retenir en Irlande, continue d’annoncer victoire sur victoire.

Apple est aujourd’hui considéré comme le plus gros contribuable irlandais, et de loin, dans un groupe de tête qui comprend : les sièges européens de Microsoft, Google, Meta et X à Dublin ; Medtronic dans la ville de Galway à l’ouest, un hub pour les entreprises américaines de matériel médical ; et Pfizer, Eli Lilly, Merck et la plupart des autres grands fabricants de médicaments américains regroupés dans la ville de Cork, dans le sud-ouest du pays, qui accueille également Apple et ses 6 000 travailleurs irlandais.

Le ministère des Finances et les économistes ont longtemps mis en garde contre les risques posés par la dépendance de l’Irlande à l’égard d’une poignée de grands employeurs américains, qui pourraient placer leur propriété intellectuelle ailleurs si les règles fiscales américaines changeaient à nouveau et cette fois en défaveur de l’Irlande. Mais ils ont cessé de publier des prévisions selon lesquelles l’impôt sur les sociétés est condamné à baisser — puisqu’il ne cesse d’atteindre des sommets.

Un versement inattendu d’Apple au mois d’août a permis de faire de l’impôt sur les sociétés un trésor, qui devrait approcher, voire dépasser, les 30 milliards d’euros cette année. Ce montant serait bien supérieur au record de 23,6 milliards d’euros atteint en 2023 et serait sept fois plus élevé qu’il y a dix ans… Et c’est sans compter l’injonction de l’Union européenne de recouvrer les arriérés d’impôts d’Apple.

Donner, donner, donner

Quel peut donc être le problème de l’Irlande ?

Pour remporter les prochaines élections, la coalition tripartite du Premier ministre Simon Harris doit convaincre les électeurs qu’elle investira cette manne de manière à la fois agressive et efficace. La plupart des électeurs ne veulent pas entendre parler de prudence, de sagesse macroéconomique ou d’épargne pour les mauvais jours.

Les demandes d’amélioration de la part du public portent sur plus de logements, plus de services médicaux, plus de transports publics, plus d’écoles, d’enseignants et de services de garde d’enfants abordables, ainsi que sur des réseaux d’eau et d’électricité plus solides, reflétant une société dont la taille et les besoins non satisfaits explosent.

La population active a augmenté de 600 000 personnes en quatre ans pour atteindre le chiffre record de 2,8 millions. La plupart des nouveaux travailleurs sont des immigrés originaires d’autres Etats membres de l’UE, qui peuvent s’installer ici sans restriction, des réfugiés de guerre ukrainiens bénéficiant d’une autorisation temporaire de travailler légalement et des non-Européens titulaires d’un visa de travail, dont plus de 30 000 l’an dernier et 27 000 cette année, notamment originaires d’Inde, des Philippines, du Brésil, de Chine, du Pakistan et d’Afrique du Sud.

Beaucoup de ces nouveaux travailleurs ont du mal à trouver un endroit où vivre, un point de tension sociale et d’anxiété intensifié par l’afflux de demandeurs d’asile en provenance de la Grande-Bretagne voisine et par la montée des campagnes d’extrême droite contre les étrangers en général. Des dirigeants de multinationales, notamment Apple, se plaignent en privé aux ministres du gouvernement que l’Irlande ne délivre pas de permis de travail ou n’améliore pas les infrastructures assez rapidement.

Tous les bords s’accordent à dire que l’Irlande doit construire des centaines de milliers de nouveaux logements et se doter des ressources nécessaires en matière d’énergie et d’assainissement pour faire face à la situation. Le principal parti d’opposition, le Sinn Féin — une formation nationaliste qui a subi un revers électoral en raison de sa position pro-immigration —, affirme que la solution réside dans un investissement massif dans des logements subventionnés par l’Etat.

Mais le gendarme des dépenses publiques, l’Irish Fiscal Advisory Council (IFAC), estime que l’Etat a déjà injecté trop d’argent dans une économie qui connaît le plein-emploi et dispose d’une épargne privée record.

Citant une étude de la Banque centrale d’Irlande, l’IFAC estime que les dépenses excessives du gouvernement au cours des trois derniers budgets ont eu pour effet d’aggraver les difficultés financières des citoyens, en faisant grimper les prix et en ajoutant 1 000 euros à la facture moyenne d’un ménage. Le conseil souhaite que le gouvernement utilise le budget pour honorer sa déclaration de 2021 sur une règle de discipline fiscale limitant l’augmentation annuelle des dépenses à 5%.

Le gouvernement n’a jamais respecté cet engagement et s’apprête à présenter, le 1er octobre, son plus gros projet de réductions d’impôts et d’augmentations de dépenses.

Mettre de côté pour les mauvais jours

En juillet, Jack Chambers, le ministre des Finances, s’est engagé publiquement à ce que le budget 2025 s’élève à 105,4 milliards d’euros, soit une augmentation de 6,9% par rapport à cette année. Depuis, il a promis un soutien supplémentaire aux ménages pour compenser le coût de la vie, ce qui, avec d’autres mesures de dernière minute, pourrait faire grimper ce montant.

Selon une source gouvernementale, s’exprimant sous couvert d’anonymat parce qu’il n’était pas autorisé à révéler les détails du budget avant le 1er octobre, Chambers et le ministre des Dépenses publiques, Paschal Donohoe, devraient expliquer ce jour-là comment l’Irlande a l’intention d’utiliser les milliards supplémentaires d’Apple.

D’après cette même source, les fonds d’Apple, qui devraient être progressivement retirés du séquestre d’ici à la mi-2025, seraient inclus dans le flux de recettes prévu pour l’année prochaine, mais qu’ils ne serviraient pas d’excuse pour augmenter encore le budget.

Elle ajoute que la majeure partie, voire la totalité, des 14,1 milliards d’euros reçus d’Apple finirait probablement dans les deux fonds souverains irlandais nouvellement créés — le Future Ireland Fund et l’Infrastructure, Climate and Nature Fund — ou dans une autre entreprise gérée par le Trésor, l’Ireland Strategic Investment Fund. Tous ces fonds serviraient à financer des projets d’investissement, en particulier lors des futurs ralentissements économiques mondiaux, quand les bénéfices des multinationales pourraient chuter et que les salariés dans la construction, aujourd’hui au plein-emploi, risquent de chercher du travail.

“Ces véhicules d’investissement ont été créés spécifiquement pour gérer ces gains exceptionnels que nous obtenons des grandes multinationales qui paient leurs impôts ici, et pour dépenser les recettes dans de grands projets lorsque la planification, les ressources humaines et les fondamentaux économiques sont bons”, détaille notre source.

Elle a souligné que les plans budgétaires actuels pour 2025 comprennent un montant sans précédent de 14,5 milliards d’euros pour des projets d’investissement. “Il n’y aura pas un seul ouvrier du bâtiment en Irlande qui manquera de travail. Ils auront le choix entre plusieurs emplois”, a-t-elle assuré.

Et c’est là le véritable défi pour l’Irlande : comment utiliser efficacement ses liquidités abondantes dans un pays qui a trop peu de travailleurs disponibles, des coûts anormalement élevés et croissants, et un système de planification qui peut nécessiter des années d’opposition et de litiges à traverser.

“Les recettes de l’impôt sur les sociétés montent en flèche et semblent devoir augmenter encore”, observe Seamus Coffey, directeur de l’IFAC, l’organisme de surveillance budgétaire.

“D’où viendront les travailleurs ? Nous avons un niveau d’emploi record”, poursuit-il. “Où est la capacité de l’économie à produire les résultats que nous souhaitons ? Comment allons-nous accélérer la production de logements s’il n’y a pas de capacité disponible ? Si l’on jette plus d’argent sur les problèmes, il y aura plus d’argent pour une quantité fixe de biens et de services, ce qui ne fera qu’augmenter l’inflation.”

“L’argent n’est pas le problème”, a-t-il souligné. “C’est la main-d’œuvre qui l’est.”

La manne tombée du ciel

Les partisans de la modération évoquent les gabegies qui ont défrayé la chronique, qu’il s’agisse du nouvel abri à vélos du Parlement — qui a coûté 336 000 euros et ne protège même pas de la pluie — ou de la lutte qui dure depuis des décennies pour la construction d’un nouvel hôpital pédiatrique à Dublin.

Les travaux ont débuté en 2016 et devaient s’achever en 2020, mais la fin des travaux est désormais prévue pour 2026, date à laquelle le coût atteindra 2,2 milliards d’euros, ce qui en fera l’hôpital le plus cher du monde.

D’autres projets longuement discutés et ayant fait l’objet de recherches coûteuses, de la première ligne de métro irlandaise à des dizaines d’éoliennes flottantes dans l’Atlantique, n’ont pas encore dépassé le stade de la conceptualisation. L’une des principales entreprises mondiales spécialisées dans les énergies renouvelables offshore, la société norvégienne Equinor, s’est retirée du marché irlandais en invoquant la lenteur de la culture de planification et d’autres obstacles.

Mais David McWilliams, l’économiste irlandais le plus populaire, pense que les responsables du pays ont peur — et manquent une opportunité — en choisissant de mettre en réserve la manne d’Apple tombée du ciel.

“L’Irlande est un pays dont les revenus sont ceux du premier monde, mais dont les infrastructures sont celles du tiers-monde”, a-t-il lancé dans un billet de blog, spéculant sur la manière dont l’argent d’Apple pourrait être dépensé. Il a proposé de faire venir des cerveaux, des ingénieurs, de l’étranger, en particulier d’Espagne.

“Nous n’avons pas le courage de construire, alors nous prenons l’option la plus lâche, nous économisons, évitant ainsi de prendre une décision”, a écrit McWilliams. “Les vrais pays construisent, dotant leurs citoyens d’infrastructures publiques de premier choix. Nous avons peur de le faire. Comme c’est déprimant !”

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.

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